S'autoriser soi-même




 S'autoriser soi-même à s'affirmer dans son être et dans ses propres choix ne peut le plus souvent réussir - ou marcher un temps - qu'en acceptant de se changer soi-même en un Autre.
Cela revient à élaborer un projet d'évasion qui même s'il est peu certain qu'il fonctionne recouvre cependant une vérité objective : l'homme entier, en accord avec soi et avec les autres (belle utopie!) est Autre, et aucune des voies ne peut - véritablement et tout à fait - nous conduire à lui...

 Alors doit-on en conclure à l'inutilité d'un tel travail d'approche et d'amélioration? Non, explique André Gorz, car la conscience, qui continue de ruminer ses contradictions dans l'humiliation et la douleur, reste tout de même mieux armée pour assumer sa condition et tenter un jour d'effectuer une sorte de synthèse libératrice, que celle qui ose prétendre en finir avec soi, en s'aliénant aux fétiches de son temps...
 Des "fétiches" auxquels nous nous accrochons, chaque époque et même chaque période, possède les siens. On les voit fleurir de partout, puis s'éteindre avant que d'autres se présentent. Une sociologue franco-israélienne, Eva Ilouz, en a dressé la liste et en rend compte dans ses ouvrages de façon pertinente. "Le capitalisme, annonce-t-elle, [Gorz aurait aimé le propos qu'elle tient] qui doit sans cesse se déplacer afin de renouveler ses sources de profits, s'est tourné - dès la fin de la Seconde Guerre mondiale - vers le chemin de l'émotion, ou, plus précisément, vers celui des émotions qui sont celles des consommateurs, pour les transformer en "marchandises" comme n'importe quelle autre marchandise." Pour effectuer ce mouvement, nous le savons, passant par "les eaux glacées du calcul égoïste", le monde du commerce qui traduit ainsi les besoins du capitalisme, a eu recours à la stratégie complexe du marketing via la publicité. Ainsi les deux réunis ont pu gagner le pouvoir de devenir les principaux outils de confiscation de notre registre (pourtant "personnel") de l'émotionnel.

 Depuis cette époque et en plus d'une création incessante d'"images de marque" nouvelles où l'une vient immédiatement rendre l'autre obsolète, on a vu un tel système se servir (aussi) de la sexualité - l'instrumentalisant et la plaçant sous la coupe d'un usage exclusivement masculin selon un mode d'expression machiste - le but étant d'en faire un processus marketing en mesure de voguer sur le registre de l'émotion, exactement de la manière dont il sera proposé au touriste, de "l'expérentiel individuel", qu'il va s'empresser d'acheter pour pouvoir, s'imagine-t-il, se retrouver lui-même au cœur de situations qui si elles sont préformatées (et il le sait) n'en sont pas moins tentantes avec le résultat pratiquement "garanti" qu'il pourra enfin éprouver quelque chose d'unique qui lui est réservé à lui seul - et si ce n'est unique, du moins fortement chargé en émotions de tous ordres...
Et ce processus, continûment réactivé (et de rapport juteux), une fois relayé goulûment par les médias qui en vivent, finit par dégager une culture de masse, cela sans que nous y prêtions la moindre attention.

 Cette culture (notamment celle qui incite plus particulièrement à un usage immodéré du Web) va alors elle-même jouer sur la manière dont nous-même nous concevons notre "soi" et aussi sur la façon dont nous décidons (même inconsciemment) de le présenter à d'autres.
Ce que la sociologue étudie ici - si l'on se réfère par exemple à cette circulation permanente des émotions, même celles qui sont préfabriquées, en dehors de nous - c'est qu'au cours des échanges et sous couvert de relatif anonymat tel qu'il est plus ou moins assuré par l'écart entre une présence réelle et l'aspect virtuel des approches entre individus, eh bien il peut se produire "de véritables émotions" - du moins quelque chose paraissant de cette nature - et celles-ci peuvent arriver ou apparaître sans qu'il soit besoin d'aucune "assise corporelle" et alors que nous sommes ou pensons être "détachés", a l'air de s'étonner la chercheure. (je me demande ce que pourrait bien être une "assise corporelle"... : philosophiquement, à vouloir en user, cette expression nous entraînerait très très loin...) De là à en tirer la notion d'une nouvelle "culture de l'affectivité", il n'y aurait qu'un pas, mais restons prudents, car des "relations" sans présence physique réelle des personnes en contact n'indique nullement que les corps - justement eux - ne soient pas en jeu... Et comment! Ils le sont bien.
La sociologue ne peut, alors et pour seule preuve de l'authenticité des émotions ressenties de manière virtuelle, accréditer l'idée qu'elles existent - et ce, même si le corps "n'est pas là".
Il est là, au contraire. Et il fonctionne avec tout son attirail émotionnel - rationnel - fantasmatique - intuitif... et déraisonnable.
Ne jamais oublier la passion, qui peut bien prendre toutes les formes, y compris au sein de situations où règne une absence totale d'objectivité matérielle et de réalisme cru. Car la passion ne s'inspire pas que des corps. Elle s'inspire d'absolument tout ce qu'elle trouve à ruminer. Sans exception. Et elle invente en permanence un réel qui est le sien - s'il en est utile ou nécessaire à son déroulement.
  

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