Le consentement



 Nous le savons, les effets et les conséquences de la théorie représentée (entre autres) par Augustin concernant la concupiscence ont été considérables pour l'Occident, comme nous le rappelle Michel Foucault dans Les aveux de la chair. Mais par un enchaînement de ces effets et une suite donnée à ceux-ci, c'est bien dans un système de références juridiques que le combat spirituel tout entier s'est inscrit afin d'entreprendre pendant des siècles cette tâche à laquelle le christianisme s'est attaché (et à laquelle, dit Foucault, aussi, il devra au XVIe siècle la grande fracture de la Réforme) à savoir : penser le pécheur comme sujet de droit, ou, penser simultanément et en une seule forme le sujet de désir et le sujet de droit. Et les deux notions qui ont été sans doute les plus importantes pour cette juridification furent celles, commente Foucault, du consentement et de l'usage (p.352 des Aveux...)

 Le péché et la concupiscence dont il procède serait-il un mal substantiel dans l'être humain? (Réponse que fait Augustin) Même après le baptême, la concupiscence est là - en acte. Le baptême n'a effacé que l'aspect juridique qui la rendait condamnable. Mais que veut dire au juste "en acte"? Certainement pas le fait qu'elle serait toujours active, car il lui arrive aussi d'être "endormie", aucun objet ne venant alors solliciter sa convoitise. Mais, de façon opposée, même comme disposition devenue active, elle ne domine jamais entièrement non plus l'âme, et elle n'impose pas d'acte quelconque. Pour que celui-ci trouve place, il faut que la volonté entre en jeu. Il ne peut donc y avoir de péché sans ce supplément qui fait qu'on veut ce que veut la concupiscence. Là est le consentement. Comme l'affirme Augustin, "l'esprit fait le bien , mais ce bien n'est pas encore parfait, puisque les mauvais désirs n'ont point encore disparu ; quant à la chair, elle forme le mauvais désir, mais tant qu'elle n'a pas obtenu le consentement de l'esprit, elle n'atteint pas la perfection du mal et n'arrive même pas aux œuvres condamnables." [= à l'acte lui-même] 

Chez Cassien, qui s'en tient, lui, à l'accès dans l'âme d'éléments indésirables (idées, images, suggestions d'action), il s'agit seulement d'accueillir ou non, accepter ou refuser les désirs qui se présentent à l'esprit, selon qu'on y reconnaît le mal ou une inspiration divine. Le problème consiste donc à ouvrir ou à fermer les portes de l'âme au bon moment, rejeter ce qui a pu s'y introduire si cela ne correspond pas aux critères imposés et peut corrompre l'âme, que l'on doit protéger pour porter sur elle et les choses éternelles le seul regard de la contemplation, pas celui de la convoitise. Le consentement, chez Cassien, comporte donc un extérieur et un intérieur ; il assure un tri, il ouvre ou il se ferme ; il accueille, il expulse. On retrouve ici la forme traditionnelle du partage entre le pur et l'impur.

Chez Augustin, la concupiscence appartient à la forme même de la volonté. Le consentement n'est pas, selon lui, l'acceptation, par la volonté, d'un élément qui serait étranger ; volonté et concupiscence ne sont pas séparées. C'est plutôt une manière, pour la volonté, de vouloir, comme un acte libre, ce qu'elle veut en tant que concupiscence, qui fait partie d'elle-même. Dans le consentement - et on peut dire la même chose de son contraire, le refus -, la volonté se prend elle-même pour objet. Quand elle consent, elle ne veut pas simplement ce qui est désiré, elle ne veut pas seulement ce qui est voulu dans et par le désir. Elle veut cette volonté et elle se donne elle-même comme fin en tant que volonté qui serait déchue. De façon réciproque, le non-consentement ne consiste pas à vaincre le désir en rejetant de sa vue l'objet désiré, mais ne le vouloir pas tel que l'autre le désire. Le consentement et le refus, chez Augustin, se déroulent donc bien dans la volonté elle-même et dans le mouvement par lequel elle se veut, ou ne se veut pas, c'est-à-dire exactement comme elle est.  Le sujet s'y prend lui-même comme objet de sa propre volonté, se proposant de vouloir comme de ne pas vouloir un acte de désir dans sa transformation en un acte réel ; ce n'est pas simplement l'acceptation de ce désir par la pensée sous la forme d'une représentation reçue, c'est un acte de la volonté sur elle-même - et sur sa forme, plutôt que sur son objet. Quand le sujet consent, il n'ouvre pas les portes à un objet désiré, il se constitue et se scelle lui-même comme objet désirant. Le consentement permet donc d'assigner le sujet comme étant "sujet de droit".      

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